Lame contre l'âme

Nous étions six, ils ne sont plus que cinq. Moi je suis morte. Je flotte dans l'ether. J'ai été tuée. Crac ! Net ! Il n'y a pas cinq minutes. Un coup dans le coeur. Ca ne pardonne pas. D'un ailleurs nouveau j'observe mon corps ensanglanté. Sous le manche du poignard planté jusqu'à la garde coulent entre mes seins menus des larmes vermillons. Ma chemise, percée par la lame, rougi en une tache étoilée qui s'étend comme l'encre sur un buvard. Entre mes jambes, un pan impudique découvre un peu, mais déjà trop, les doux reliefs de mon intimité. J'étais belle. Jeune et belle. Je ne suis plus celle-là, plus celle-là seulement pour être devenue plus que celle-là, incroyablement plus. Je ne lui en veux pas. Au meurtrier.

Ils sont hypocritement rassemblés. Malgré les cris de surprise, de circonstance, les pleurs de façade, aucun ne peut cacher, pli mouillé au coin des lèvres, le doux bonheur de voir fondre l'obstacle que j'étais. Ils, elles, pour des raisons différentes m'avaient maudite, vouée aux gémonies. J'en ris aujourd'hui. Tous allaient me tuer, chacun à sa manière, assassin solitaire, à l'insu des quatre autres et je comprends qu'aucune chance ne m'étais plus laissée d'exister parmi eux. Aucune. Pour avoir moi-même, jour après jour et depuis mon enfance, tissé les fils d'un destin imprécis, étoffe d'émotions, de réactions, de décisions, de choix, toutes fibres qui ont mené mon corps à sa perte et moi au terme d'une partie de ma vie que, finalement, je ne regrette plus.

L'un d'entre eux, que je distingue maintenant, avait réussi le premier mais tous étaient coupables. Malgré leurs mines confites, leur aspect dramatique, leurs visages composés, tous se réjouissaient à la fois de ma perte et de ce qu'il croyait encore être un bonheur futur. Je suis eux en partie. Leurs âmes, à leur insu, se conjuguent à la mienne. Au gré de mes désirs, je lis en eux comme dans un livre. En un instant peut-être, (le temps n'étant plus un repère), je connais leur vie dans ses détails les plus infimes.

Petite sorcière passant par là...

Je ne juge pas. Je mesure leur ignorance. Leurs buts ne m'apparaissent pas mesquins mais infiniment vains. Je suis bien, maintenant, incroyablement libre, douée de mille sens plus fins que les cinq autres et je baigne, déesse éternelle, dans un océan d'amour parfait. Je n'ai nulle rancoeur.

Je regarde Linda, la petite fille aux yeux de biche ainsi surnommée par un père trop tôt disparu. Je te connais depuis si longtemps sans avoir deviné ta fragilité. Je connaissais ton inclination aux larmes sans comprendre l'infinie tragédie que tu vis. J'étais, il y a dix minutes encore, la dernière des reçues au concours. Toi, la première des recalées. Bien joué, si c'est un jeu. Tu viens de gagner une place, sans rien faire, car tu ne m'as pas encore poussée du haut de la falaise. Maintenant tu es soulagée. Tu vas attendre de recevoir la lettre, toi qui vient de perdre une amie. Comment la jalousie a-t'elle pu t'envahir à ce point ? Sans doute pour avoir entendu celui qui t'aime et que tu aimes vanter la longueur de mes cils. Brêche ouverte dans un tendre souvenir d'enfance.

Alors, bien sûr, ce voyage n'avait pas d'autre but que me voir disparaître. Non pas, comme tu me l'avais expliqué, de tenter de résoudre nous même ce mystère de douze meurtres inexpliqués commis en deux années mais d'y ajouter un autre, surnuméraire, mais banal à cet endroit. Tu t'es faite griller au poteau et quand tu auras pris bientôt les fonctions qui auraient pu être les miennes, tu comprendras que tu m'aimais. C'est une vision prémonitoire sans doute que tu as eu car ce n'est pas moi que tu jettes de la falaise. Je crains que ce ne soit toi. A moins que tu acceptes un jour le départ de ton père.

Louis, Pierre, Henri qui te fait appeler Kévin. Je ne le savais pas. Que de secrets en toi ! Sous le masque de l'indéfectible copain tu as toujours voulu m'avoir. Au sens strict. Au point de me violer demain et me tuer ensuite. Si je n'y prends pas goût. Soit ! Je n'aurais pu que mourir. Sans doute es-tu le seul à regretter la perte prématurée de ma vie. Je te vois qui reluque maintenant de mon corps cette intimité qui te nargue. Qu'est ce qui m'attache à toi ? Comment ais-je pu lier un temps mon existence à la tienne ? Je crois que j'ai pris ton désir pour un amour impossible, compréhensif et platonique auquel je n'aurais jamais cédé mais qu'il me plaisait d'éprouver.

Mathilde, Mat pour tout le monde, bonne vivante parmi toutes. Tu ne partages pas mon idée de rendre demain, à cet enfant qui l'a vu s'envoler, un bulletin gagnant de trente-cinq mille euros. Tu m'avais pourtant assurée du contraire. Quel faible enjeu que ma mort à ce prix. Le billet se trouve, ironie du sort, dans mes partitions de Brel. Je ne te connaissais pas ces pratiques sexuelles. Vraiment une bonne vivante. Dommage !

Loulou, cesse de larmoyer. Tu es mon amant officiel mais que diable ! Un peu de dignité. Pourquoi es-tu là, pourquoi es-tu venu nous rejoindre vingt-quatre heures seulement ? Parce que je t'en ai prié ou pour effacer mon nom du scénario ? Ce texte est un succès, D'Antin, Cohen et Stanislas l'on lu et ton confirmé leur accord. Bravo, tu as le vent en poupe. Sauf que nous avons travaillé tous les deux. Ce n'est pas à Aurore (autrefois j'aurais dit : ta poufiasse) d'en tirer bénéfice avec toi. Ainsi j'allais disparaître noyée lors de ma promenade matinale ? Charmant destin.

Et j'en arrive à toi, Audrey. Toi qui m'a eue. Toi et ta rancune tenace. Oui, j'étais bourrée quand j'ai pris le volant mais je n'ai pas volé ton homme. Il est venu tout seul s'installer à ma droite. Je ne l'ai pas forcé. Je ne l'ai pas allumé. Il a glissé sa main sur mes seins. Tu ne peux pas le nier, tu l'as vu faire quand nous sommes partis. Il est vrai que je l'ai laissé faire et même bien plus. Quelques kilomètres plus loin, quand j'ai joui, je n'ai pu éviter l'embardée. Il est mort sur le coup. Je n'avais rien. C'est bien moi qui conduisais. Je t'ai menti. Tu as vu juste mais je ne savais pas qu'il était ton premier et dernier amant ; que tu ne l'as jamais oublié. Cela fait deux ans déjà.

Ainsi toi aussi, comme Loulou, Mat, Kevin et Linda tu es venue pour me tuer. Je n'ai rien vu venir. Ma mort a été douce. Tu m'as parlé et puis... un geste brusque, une sorte de coup de poing m'a coupé le souffle. J'ai faibli sans souffrir, mon coeur a cessé de battre, mes poumons se sont vidés, mon esprit s'est enfuit. J'ai crû rêver mais je sais maintenant où je suis puisque je vous vois et que je sais.

Vois-tu Audrey, je ne t'ai jamais voulu de mal. Je me suis mal comporté c'est vrai mais je n'ai jamais voulu te tuer. Je ne pouvais tuer tout le monde. Loulou voulait me quitter pour Aurore. Il a présenté aux réalisateurs mon travail comme étant le sien. Je le sais, je l'ai compris à sa façon de me narrer l'entretien, hier au téléphone. Il fallait qu'il vienne. Demain matin, je l'aurais poussé de la falaise au moment de lui dire adieu. Quant à Mat, pourquoi voulait-elle rendre ce billet gagnant que le vent à porté jusqu'à moi ? A dix heures, c'était réglé, je l'aurais noyée. Audrey n'a pas raté le concours. C'est ce qu'elle a bien voulu croire. Elle est devant moi, d'une petite place. Audrey disparue, je réussi. Enfin Kevin qui se détache de moi au fur et à mesure que je me refuse à lui. Une ombre sur ma vie. Il est le seul à savoir, à m'avoir vu faire la pute pour arrondir mes fins de mois. J'en ai trop honte pour l'avouer et le prix de son silence me répugne. Plus de Kevin, plus de taches sur ma vie.

Audrey m'a couverte d'un drap. Les gendarmes sont arrivés puis un médecin. Un doute ? Quel doute ? Un hélicoptère a emporté mon corps. Je l'ai suivi dans une salle blanche où trois chirurgiens m'ont ouvert le thorax (vilaine cicatrice) et opérée. A coups d'électrodes ils ont capturé mon âme. Depuis, je souffre horriblement. Je ne peux pas rire. Pourtant j'en ai envie.

J'ai dit aux gendarmes que l'homme portait une perruque et un loup ; qu'il avait les yeux vairons sans que je puisse préciser. J'espère que le portrait que j'ai fait ne ressemble à personne.

J'ai serré fort la main d'Audrey regrettant que la douleur m'empêche de la prendre contre moi. J'ai renvoyé Loulou signer seul notre oeuvre et retrouver sa pétasse. J'ai dit devant Kevin que j'avais fait la pute pour financer mes études ce qui n'a choqué ni Audrey, ni Mat que j'ai chargée de remettre le billet gagnant. Je ne sais pas si elle l'a fait. Je suis heureuse. Vive, je mourais, quasiment morte, je suis vivante.

xc3j - 2003

Lame contre l’âme
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